Chronique: Dans les limbes du guichet unique

Mylène Moisan – Le Soleil – 9 avril 2018

Thérèse* et George* sont allés voir leur médecin de famille, qui leur a annoncé qu’elle prenait sa retraite huit mois plus tard. « Elle nous a dit de nous inscrire tout de suite sur la liste d’attente pour en avoir un autre. »

C’était en 2015.

En février dernier, Thérèse écoutait, à la radio de Radio-Canada, une entrevue avec le ministre Gaétan Barrette. « Il a dit que toutes les personnes inscrites en janvier au guichet unique allaient avoir un médecin en avril. Nous, ça fait plus de deux ans ! Je me suis dit qu’il devait y avoir quelque chose qui cloche. »

Elle ne se doutait pas à quel point.

« J’ai appelé au CIUSSS [Centre intégré universitaire en santé et en services sociaux de la Capitale-Nationale], ils m’ont dit d’appeler au guichet pour savoir où mon dossier était rendu. J’ai appelé au guichet, et ils m’ont appris que j’avais été attribuée à un médecin il y a plus de six mois, mais que le médecin n’avait pas encore accepté ou refusé. »

Même chose pour George.

Elle a aussi appris que leurs noms avaient été retirés du guichet depuis, que leurs dossiers poireautaient sur le bureau d’un médecin, dont ils ne savaient ni le nom ni la clinique. Impossible d’en savoir plus, si ce n’est que les médecins peuvent prendre le temps qu’ils veulent pour disposer des dossiers.

Donc, pendant tout ce temps, George et Thérèse flottaient dans les limbes de la liste d’attente, attribués, mais non inscrits. Invisibles. Si elle n’avait pas appelé, elle n’en aurait pas été informée. Ils ont porté plainte au ministère de la Santé. Le commissaire a confirmé qu’ils étaient inscrits « comme non vulnérables avec une priorité D », qu’ils avaient été retirés du guichet depuis leur attribution et qu’il ne leur restait qu’à attendre. « Le médecin a pleine autonomie sur l’organisation de sa pratique professionnelle. Les pouvoirs du commissaire n’incluent pas la pratique des médecins en clinique privée. Pour cette raison, je ne peux intervenir davantage. »

Deux semaines plus tard, la réponse du médecin est arrivée.

Refus.

Leurs noms ont été réinscrits sans plus de cérémonie au GAMF (pour Guichet d’accès à un médecin de famille), comme s’ils n’en avaient jamais été retirés. Ils ont peut-être raté l’occasion d’être attribués à un autre médecin, ils ne le sauront jamais. Pareil pour les raisons du refus du médecin.

George et Thérèse ne sont pas les seuls.

Il y a au Québec, présentement, 47 965 dossiers attribués qui attendent sur le bureau d’un médecin. Des gens qui ne sont plus sur la liste. Le délai moyen est de 44 jours entre la sortie d’un nom du guichet et la réponse du médecin, à savoir s’il accepte le patient ou s’il le retourne sur la liste. Au ministère de la Santé, on confirme que les médecins de famille qui « se font sortir des noms » peuvent, dans les faits, prendre le temps qu’ils veulent. « Il y a un délai maximum souhaité de 60 jours. Il a été partagé aux partenaires [les médecins], mais ce n’est pas une obligation. »

Résultat, presque la moitié des dossiers en attente sont hors délai. Il y a donc plus de 27 000 personnes qui sont dans les limbes du guichet depuis plus de deux mois. Le Ministère ne peut rien y faire. « On considère que c’est inacceptable. On travaille là-dessus avec la RAMQ [Régie de l’assurance maladie du Québec] et la FMOQ [Fédération des médecins omnipraticiens du Québec]. C’est un dossier qui est actif. »

On ne pourra pas plus les obliger.

Pour George et Thérèse, rebelote. Les voilà encore une fois à attendre un médecin de famille. « La médecin qu’on avait nous avait donné des renouvellements de nos prescriptions pour deux ans, elles arrivent à échéance… On n’a plus de suivi. Ma médecin m’avait dit de surveiller ma glycémie, je suis allée au sans-rendez-vous, l’infirmière m’a donné un glucomètre… »

Thérèse prend régulièrement sa glycémie, elle est particulièrement élevée ces temps-ci. « J’ai rappelé au guichet pour me faire augmenter de priorité, c’est une agente de bureau qui me posait des questions sur la glycémie. Elle m’a dit : “Je ne vous changerai pas.” J’ai demandé à parler à l’infirmière pour qu’elle m’évalue, l’agente m’a dit : “C’est un poste à temps partiel et il n’est pas comblé depuis des mois…” »

Misère.

Ils se sont tournés vers le Protecteur du citoyen, on leur a dit qu’ils n’étaient pas les seuls dans cette situation. Le Protecteur du citoyen a confirmé que leurs noms avaient bel et bien été retirés du guichet pendant des mois, qu’ils y étaient revenus avec leur date originale d’inscription, en 2015.

J’ai aussi reçu d’autres cas qui ressemblent à celui-là. Luc* attend depuis 2014, il est prioritaire depuis septembre 2017, on lui a diagnostiqué un cancer. Il a appelé au GAMF la semaine dernière et a appris qu’il avait été attribué, qu’il devait attendre que le médecin décide de le prendre ou non.

Il doit, littéralement, prendre son mal en patience.

George et Thérèse ont aussi porté plainte au Collège des médecins – « il faut le faire par la poste ! » – pour déplorer l’absence d’un délai maximal pour traiter les dossiers attribués. Ils auraient voulu se plaindre du médecin, mais il faut avoir un nom. Le Collège, dans sa réponse, réplique n’avoir décelé « aucun manquement déontologique ».

Ils ont même écrit à leur député.

Quand son mari et elle voient Gaétan Barrette aux nouvelles, ils fulminent. « C’est la première fois que je me sens si impuissante. On ne peut rien faire, rien. Ça fait monter une rage en moi, une colère. » Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est attendre qu’un médecin de leur secteur demande un nouveau lot de patients inscrits au guichet et qu’il accepte de les prendre. Rien ne dit qu’ils ne vivront pas ce manège une deuxième fois. Encore faut-il qu’un médecin réclame un lot dans leur secteur.

Au ministère de la Santé, on m’a confirmé qu’aucun médecin n’avait fait de demande depuis presque un an. Et le dernier lot demandé, dont ils faisaient probablement partie, n’était que de 20 patients. « La prise en charge des patients sur le guichet dépend de la demande des médecins et est sur une base volontaire. »

Aussi bien allumer un lampion.

* Les noms ont été modifiés.

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