Chronique – L’angle mort

Patrick Lagacé – La Presse – 20 mai 2018

Le courriel de Jean-François Messier est tombé dans ma messagerie le mercredi 31 janvier, à 21 h 28. Son message portait le titre suivant : « Ma mère est décédée. »

Ghislaine Messier avait succombé la veille à un cancer, à l’âge de 67 ans.

Jean-François m’écrivait pour me faire le récit du passage de sa mère aux urgences de la Cité-de-la-Santé, juste avant de mourir. Un récit carburant à l’adrénaline et à la colère.

Vous l’aurez deviné : le passage de Mme Messier aux urgences de cet hôpital de Laval fut cauchemardesque.
Comme bien des patients qui transitent dans nos urgences québécoises dysfonctionnelles, en phase terminale ou pas, Mme Messier a vécu le pire de ce que nos hôpitaux peuvent offrir.

Le samedi, affaiblie par le cancer, Ghislaine Messier avait fait une chute à la maison. La maladie était avancée, si avancée que deux jours auparavant le médecin lui avait donné les papiers pour qu’elle entre aux soins palliatifs.

Mais Mme Messier était une femme forte et fière, elle voulait rester à la maison, elle voulait mourir à la maison. Son mari Bruno lui en avait fait la promesse, des mois auparavant : « Je vais te garder jusqu’à la fin. »

Bref, le samedi, la chute.

Incapable de se relever, douleur intense à la hanche. Une fracture de la hanche ? On ne le saura jamais.

L’ambulance est venue pour Ghislaine Messier. Les ambulanciers ont été extraordinaires, se souvient Jean-François. Ils lui ont même tenu la main ! se rappelle-t-il, ému par ce petit geste d’humanité, « au moment où je me suis senti le plus démuni de toute ma vie ».

Démuni ?

Quand ta mère regarde sa maison, sanglée sur la civière, et que tu vois dans ses yeux qu’elle sait qu’elle pose pour la dernière fois le regard sur sa maison… C’est le mot qui décrit un fils, à ce moment précis : « démuni ».

L’ambulance a pris la direction de la Cité-de-la-Santé, en ce samedi de la fin janvier.

***

Aux urgences, Mme Messier a vécu ces petites indignités un million de fois racontées et décriées depuis une génération à propos de nos urgences : le personnel pressé ; les demandes des proches ignorées ; le médecin qui n’arrive pas ; un lit dans le corridor au lot i15 ; les couvertures qu’il faut arracher soi-même dans le chariot du préposé ; l’attente, l’attente, l’attente ; le gardien de sécurité zélé qui dit à Jean-François et à Bruno Messier que le-règlement-c’est-juste-une-personne-qui-peut-visiter-à-la-fois, l’attente encore ; le gardien de sécurité zélé qui revient ; les courants d’air qui vous font grelotter ; et les patients en délire psychiatrique qui engueulent les infirmières et vous empêchent de dormir…

Vingt-quatre heures de ça, de ces petites ignominies auxquelles nous nous sommes habitués collectivement, mais qui nous pèsent individuellement, quand nous devons nous présenter aux urgences.

Vingt-quatre heures dans les limbes hospitalières…

Puis, enfin, délivrance, un médecin finit par voir Ghislaine Messier, petite femme épuisée par la douleur, pour attester officiellement de ce qui était déjà à son dossier : Mme Messier doit être admise aux soins palliatifs.

Aux soins palliatifs du dernier étage d’un CHSLD de Laval, le contraste avec les urgences fut salutaire : Ghislaine Messier a eu droit dans les dernières heures de sa vie au service cinq étoiles, marqué par l’humanité et la dignité… La règle plutôt que l’exception des soins palliatifs au Québec.

***

Quand il m’a écrit, Jean-François Messier pestait contre cette journée perdue aux urgences de la Cité-de-la-Santé. « Vingt-quatre heures d’attente aux urgences, en fin de vie, c’est une journée de moins qu’on vit… »

Ce sont ces 24 heures horribles de sa mère en fin de vie que Jean-François Messier voulait dénoncer, le 31 janvier, quand il m’a écrit. C’était une suggestion de chronique, au fond.

J’ai lu et relu le récit de Jean-François.

J’ai fait parvenir ce récit à des médecins de ma connaissance, pour obtenir leur son de cloche. Je l’ai envoyé à l’hôpital, pour obtenir des commentaires. Je cherchais l’angle pour cette chronique. Il y avait bien sûr un angle évident : s’insurger – encore – contre le bordel aux urgences.

Mais j’ai relu encore le récit du passage de Ghislaine Messier aux urgences de la Cité-de-la-Santé, écrit par son fils aimant et scandalisé. Je savais, je sentais que je ratais quelque chose, l’essentiel.

Et j’ai fini par trouver.

J’ai parlé à Jean-François Messier. Je lui ai suggéré deux choses.

Un, on va laisser passer du temps : tu as des choses à vivre, un deuil à commencer. Ce n’est pas le temps de raconter l’histoire de ta mère dans La Presse+. Le droit sacré du public à l’information attendra.

Deux, la chronique ne portera pas sur le scandale du bordel perpétuel aux urgences, si tu permets, Jean-François, pas ce coup-ci : elle va porter sur les soins palliatifs et la nécessité qu’on se parle, entre nous, dans nos familles… de la mort. On a beaucoup parlé d’aide médicale à mourir, ces dernières années. Mais il faut parler de soins pall’.

J’ai mis trois paires de gants blancs et je lui ai dit ceci : « Ce qui me frappe dans ton récit, c’est le refus de ta mère d’entendre parler d’entrer aux soins palliatifs. »

Et là, j’ai mis une quatrième paire de gants blancs : « Parce que c’est là qu’elle aurait dû être. »

Me semble, lui ai-je dit, que la chronique, elle est là, dans cette difficulté de parler de la mort, vers la fin. Je sais c’est quoi.

Jean-François a accepté.

***

Le temps a donc passé. Le deuil n’est pas encore fait. La douleur tenaille encore Jean-François et son père, Bruno.

Je demande à Jean-François ce qu’il retient des derniers jours de sa mère.

« La leçon, c’est qu’on ne parle pas assez de la mort, m’a-t-il dit. Avec ma mère, on a à peine effleuré le sujet.

— Effleuré ?

— J’avais un projet, qui impliquait de voyager. Elle m’a dit : “Pense pas à moi. Poursuis tes rêves…”

— C’est tout ?

— C’est tout. Et quand elle m’a dit son diagnostic, je lui ai offert de préparer ses arrangements funéraires. Elle n’a pas voulu. »

Après avoir parlé avec Jean-François, j’ai parlé avec son père Bruno Messier, le mari de Ghislaine Messier. Et c’est assez clair : Mme Messier avait peur de la mort.

Même en santé, quand son mari a voulu aller voir le cimetière où il souhaite être enterré, dans la région de son enfance, à Philipsburg près de la frontière américaine, Ghislaine n’a pas voulu. « Aussitôt qu’il était question de la mort, m’a raconté Bruno Messier, c’était “non”… »

Quand on l’a envoyée voir une infirmière en soins palliatifs, à la fin de l’été 2017, Mme Messier a fait une colère terrible : « Quoi, vous pensez que je suis déjà morte ? C’est quoi, ces niaiseries-là ? Pas question… »

Et en cela, je veux dire cette peur de la mort, de parler de sa mort, imminente ou lointaine, Ghislaine Messier n’était pas différente de bien des gens. Qui veut parler de la mort ? Qui en parle avec aisance ?

Je dirais ceci : si la conversation sur la mort est difficile en temps normal, elle le devient souvent encore plus quand la mort est imminente, quand on sent planer son ombre. En parler, c’est mettre des mots sur l’inéluctable, pour la personne malade et pour ses proches.

Bruno Messier, lui, n’a jamais eu peur de la mort.

« Toi, lui avait un jour dit Ghislaine, pourquoi t’as pas peur d’en parler ?

— C’est dans la normalité des choses, Ghislaine, avait répondu Bruno Messier. On naît, on sait pas qu’on va mourir. À 20 ans, on n’y pense pas, on est sûr que la mort, c’est pour les autres. Dans la cinquantaine, on commence à comprendre que notre tour approche. C’est normal d’en parler…

— Moi, je suis pas capable », avait dit Ghislaine.

Aujourd’hui, M. Messier n’a toujours pas peur de la mort. Mais il regarde dans le rétroviseur des derniers mois et il se surprend à avoir eu peur d’en parler avec son épouse, quand elle déclinait.

En décembre, se souvient-il, Ghislaine « a ouvert la porte » sur sa mort prochaine…

« Si elle m’avait parlé de ça en 2012, j’aurais pu en parler avec elle.

— Mais là, vous n’avez pas eu la force ?

— Non.

— Pourquoi ?

— C’était plus facile de parler de ma mort à moi. La sienne… »

Bruno Messier ne termine pas sa phrase.

Ghislaine a eu espoir de guérir très longtemps, dit M. Messier. Et s’il avait osé parler de la mort avec son épouse, il sentait qu’elle aurait pu percevoir cette conversation comme un signe qu’il n’y en avait plus, d’espoir.

Alors Bruno Messier s’est tu.

***

Jean-François Messier a été touché au plus profond de son être par la journée et demie – « Dernière rentrée, première sortie… » – que sa mère a passée aux soins palliatifs.

Il évoque la douceur des infirmières, du personnel. Il raconte la sérénité des lieux. Un beat à part. Quiconque a eu affaire à une unité ou une maison de soins palliatifs sait la réalité décrite par Jean-François.

Il s’agit de petites choses, comme cette machine qui réchauffe les couvertures : « Ma mère a eu froid toute sa vie. Et là, ils arrivent avec des couvertures chaudes ! » Et la voix du fils de Ghislaine Messier se brise quand il relate qu’on lui a installé un lit, à côté de celui de sa mère.

Douceur, sérénité : c’est ce qui a teinté les dernières heures de Ghislaine aux soins palliatifs.

Les Messier, père et fils, se surprennent à penser à la sérénité qui aurait été celle de Ghislaine si elle était entrée aux soins palliatifs bien avant sa chute. Une semaine ou deux avant. Disons après qu’on eut appris qu’elle avait des métastases au cerveau.

Jean-François : « Ma mère n’aurait alors pas fait cette chute à la maison. Elle n’aurait évidemment pas vécu deux, trois mois de plus. Mais même si elle avait vécu juste une semaine, ça aurait été une semaine plus agréable. »

Bruno : « Si c’était à refaire ? Je ne lui ferais pas la promesse que je lui ai faite. Je lui dirais que je vais la garder à la maison le plus longtemps possible. Mais qu’il faudrait, à un moment donné, aller en soins palliatifs. Maintenant que j’ai vu ce que c’est… je sais. Je l’aurais convaincue que c’était sa place, pour la fin. »

Jean-François : « Le mot “palliatif”, il fait extrêmement peur. Mais c’est un mot méconnu. Si j’avais su comment ça se passe, en soins palliatifs, c’est sûr que je me serais assis avec ma mère et que j’en aurais parlé avec elle. »

Mais comme bien des Québécois, les Messier – Ghislaine, Bruno et Jean-François – n’en ont pas parlé. Parce que ça fait peur. Parce que parler des soins palliatifs, ça officialise ceci : le bout de la route approche.

Mais la peur du mot « palliatif » éclipse une réalité méconnue : la route des soins palliatifs compte moins de nids-de-poule que les autres voies. Des études l’ont montré : plus tôt on est admis aux soins palliatifs, mieux on vit la fin de vie. Et on vit même un peu plus longtemps.

« Avec mon père, dit Jean-François Messier, je ne répéterai pas la même erreur… »

Je l’interromps. Une « erreur » ? Pas une erreur, cher Jean-François, pas une erreur, il n’y a pas d’erreur quand rien ne nous prépare à la mort, ni à en parler ni à la vivre.

Sans mauvais jeu de mots, je dirais plutôt : un angle mort, encore.

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