(Québec) Les médecins spécialistes devront bientôt respecter de nouvelles règles pour assurer un meilleur accès à leurs services. Québec a l’intention de les obliger à prendre davantage en charge les patients partout sur le territoire, incluant dans des régions et des hôpitaux délaissés en ce moment, a appris La Presse. Ils devront offrir une meilleure disponibilité aux urgences et accepter des horaires défavorables.
TOMMY CHOUINARD, LA PRESSE
Le projet de loi du ministre Christian Dubé créant Santé Québec et portant plus largement sur « l’efficacité » du réseau va également revoir la gouvernance en profondeur.
Ces changements surviennent au moment où un rapport percutant du Collège des médecins, que La Presse a obtenu, conclut que la population n’a pas le même accès aux soins dans un rayon géographique acceptable. On peine à offrir dans les hôpitaux d’un même territoire un accès uniforme aux services.
« Les listes d’attente pour des chirurgies ou des soins spécialisés sont asymétriques d’une région à l’autre et illustrent l’absence d’une gestion interrégionale adéquate », peut-on lire dans ce document de l’ordre professionnel. Le Collège brise même un tabou en concluant que « la question du maintien de certains établissements devient problématique et revêt un caractère politique ».
De la parole aux actes
En entrevue avec La Presse au début du mois, le premier ministre François Legault lançait un avertissement : « il faut que l’organisation du travail des spécialistes soit plus efficace ». Les spécialistes décident « pas mal » eux-mêmes comment s’organise leur travail, alors que la direction générale « n’a pas beaucoup, parfois, de mot à dire ». Cette situation devra changer, expliquait-il en substance.
Québec passera de la parole aux actes. Il a l’intention d’exiger des médecins spécialistes d’assumer une « responsabilité populationnelle » afin de mieux prendre en charge les patients. Par responsabilité, on entend de nouvelles obligations de trois ordres : répondre plus efficacement aux demandes de consultation faites par les médecins de famille, assurer des gardes à l’hôpital et accepter le partage des horaires défavorables (après 16 h, par exemple).
Le gouvernement Legault cherche ainsi à réduire l’attente pour les patients, augmenter la disponibilité des spécialistes pour traiter les cas aux urgences et éviter les ruptures de services.
À Québec, on souligne que les médecins de famille sont soumis à des obligations de prise en charge des patients alors que les spécialistes ne le sont pas. Ces derniers doivent désormais l’être, dans le but d’améliorer l’accès aux soins, explique-t-on.
Québec déplore que des spécialistes pratiquent beaucoup à l’externe et offrent peu de disponibilité à l’hôpital. La situation varie toutefois d’une spécialité médicale à l’autre. On considère que la majorité des spécialistes font ce que l’on attend d’eux, mais qu’environ 20 % d’entre eux créent 80 % des problèmes dans le réseau.
Le gouvernement dit vouloir travailler en collaboration avec les spécialistes, mais il paraît évident que les nouvelles règles feront des mécontents. François Legault reconnaissait d’ailleurs en entrevue avec La Presse que « c’est délicat, négocier avec la FMSQ », la Fédération des médecins spécialistes du Québec. « Il faut en prendre et en laisser, être capable de trouver un équilibre. C’est ce que Christian [Dubé] essaie de faire avec la FMSQ », ajoutait-il, donnant l’impression de marcher sur des œufs.
Un directeur médical responsable
La gouvernance sera revue pour s’assurer de la mise en œuvre des nouvelles obligations. Dans chaque CISSS et CIUSSS, Québec nommera un directeur médical – en lieu et place du directeur des services professionnels qui, selon Québec, n’a pas assez de pouvoir décisionnel. Il relèvera du PDG qui, lui-même, sera sous les ordres de Santé Québec – la nouvelle agence chargée de coordonner les opérations du réseau pendant que le Ministère se concentrera désormais sur les orientations. Ce directeur médical sera épaulé par un directeur adjoint pour la médecine familiale et par un directeur pour la médecine spécialisée.
Le directeur médical aura la responsabilité de répartir les spécialistes sur le territoire en fonction des besoins. Il pourrait décider, par exemple, que l’absence de médecins d’une certaine spécialité dans un hôpital est inacceptable parce que trop de patients se font rediriger vers une clinique externe et subissent un long délai d’attente. Il exigerait alors que la pratique de ces médecins se fasse davantage à l’hôpital.
Changement majeur : c’est ce directeur qui accordera les « privilèges » à chaque médecin – en quelque sorte le permis permettant à ce travailleur autonome de pratiquer à l’hôpital. Les nouvelles obligations seront inscrites dans les privilèges. Le directeur médical veillera à leur respect. Il sera responsable des résultats des médecins.
Par ailleurs, un nouveau « conseil interdisciplinaire des trajectoires » réunira des représentants de tous les professionnels, y compris les infirmières. Le gouvernement veut placer tout le monde sur un pied d’égalité pour mieux organiser les services dans les hôpitaux. Le rôle des Conseils des médecins, dentistes et pharmaciens sera quant à lui circonscrit à l’évaluation de la qualité des soins.
Québec estime qu’à l’heure actuelle, la gestion se fait trop en vase clos et que les rôles des différents acteurs sont flous. Cette situation nuit à la prise de décisions. Un changement de culture s’impose, selon lui.
Un rapport percutant
Québec apporte ces changements au moment où le Collège des médecins vient de produire un rapport percutant sur l’accès aux soins. Ce rapport témoigne des constats faits par son président, le Dr Mauril Gaudreault, lors d’une vaste tournée dans des centres hospitaliers au cours des derniers mois – une première de la part de l’ordre professionnel.
Non seulement l’accès aux services est difficile au Québec, mais encore c’est « plus dramatique dans certaines régions où des soins de santé ne sont carrément pas disponibles », conclut le Collège.
« Les gestionnaires sont confrontés à des situations tendues en lien avec la rareté des ressources, ce qui mène parfois à une concurrence entre régions ou établissements. Nous avons noté que la répartition des Plans d’effectifs médicaux (PEM) ou des Plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM), un modèle unique au Canada, entraîne des iniquités flagrantes entre les régions. » L’objectif des PEM est pourtant, en principe, de répartir équitablement les médecins spécialistes entre les établissements en fonction de besoins prioritaires et de favoriser l’accès de la population aux services médicaux spécialisés.
Or, selon le rapport, « des exemples récents de la répartition des effectifs sur le territoire démontrent que ce n’est pas que la logique mathématique qui prévaut. En outre, les critères territoriaux ne prennent pas toujours en compte l’évolution de la démographie, de sorte que dans certaines régions, il existe clairement un déséquilibre quant au ratio de médecins par tranche de 100 000 habitants ».
Le Collège des médecins ajoute qu’« à mots couverts ou parfois très ouvertement, l’inertie et le manque de cohérence du réseau de la santé et des services sociaux ont été abordés [durant la tournée]. L’immobilisme et le manque d’écoute de décideurs de la fonction publique rappellent au quotidien le rôle subalterne des gestionnaires d’établissements, auxquels on demande pourtant des miracles avec des moyens qui rapetissent comme peau de chagrin. Au sens figuré, la laisse administrative est trop souvent un étrangleur ».
L’ordre professionnel raconte que des administrateurs souhaitent « ouvertement la fermeture de certains lieux de soins sur leur territoire parce qu’il est impossible d’y maintenir les effectifs nécessaires pour éviter une rupture de soins. Coûteux, inefficace, sous-utilisé sont des termes qui reviennent à propos du réseau. On souhaite ainsi, malgré les enjeux de la distance, maintenir par exemple quatre établissements sur six ouverts, dans lesquels tout le personnel requis est maintenu avec une offre complète. […] Les gestionnaires estiment que le réseau et les décideurs politiques manquent de courage pour fermer des établissements au profit de la concentration d’une offre de services adéquate dans chaque région. Cette politisation des équipements régionaux est en fin de compte une entrave à l’accès du public aux soins ».
Selon le Collège, « cette inertie pour un enjeu connu et analysé depuis des décennies engendre des dépenses inutiles et une utilisation inefficace du capital humain. Alors qu’on voit le réseau craquer de toutes parts, le moment serait bien choisi pour poser des gestes courageux et mettre de l’avant des mesures qui assureraient un véritable accès du public aux soins de santé dans leur région immédiate ».
Il ajoute que les médecins aux urgences sont en « détresse ». Il relève des problèmes d’effectifs pour assurer la garde, mais aussi des lacunes dans la prise en charge des patients. « Le personnel médical nous a illustré les contraintes liées au fait d’examiner des personnes sur civière, en plein corridor, ou a pu constater la détérioration à vue d’œil de patients en perte d’autonomie qui s’y retrouvent en attendant une prise en charge appropriée. »
Le rapport du Collège des médecins sur…
L’iniquité régionale
« Des régions ne peuvent compter sur des effectifs dans les spécialités de base et des corridors de référence doivent être négociés pour maintenir les services essentiels. Ce sont malheureusement les citoyens de ces régions qui en font les frais alors qu’ils sont contraints à parcourir des distances importantes pour bénéficier de services qui sont offerts plus largement ailleurs. […] Un membre de CMDP [Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens] en région nous a relaté qu’un patient, qui se voyait confronté à une journée de déplacement de plus de 8 heures en autobus pour subir une délicate intervention dans un grand centre, loin des siens, avait préféré perdre l’usage d’un œil plutôt que de vivre encore une fois une telle épreuve. »
Les urgences
« Dans tous les établissements visités, les médecins des urgences expriment leur crainte constante de l’erreur dans ce qui est devenu pour eux un champ de bataille. Fragilisés par l’épuisement, ils ne voient pas de lumière au bout du tunnel. Leurs collègues tombent au combat alors qu’on peine à en attirer d’autres pour les remplacer. […] Plusieurs médecins nous ont confié être hantés par la crainte de la découverte d’un patient décédé en salle d’urgence pendant leur quart de travail. […] Les pénuries viennent accroître les responsabilités en termes de gardes : les ratios mensuels sont faussés si on les compare avec ceux d’un grand centre au sein duquel la répartition se fait parmi des dizaines de collègues. En région, le nombre de collègues se compte parfois sur les doigts d’une seule main. Les tours de garde reviennent forcément plus vite. L’épuisement se met de la partie. »
La priorisation des opérations
« Dans la majorité des régions, les médecins rencontrés durant la tournée nous ont confié que les chirurgies électives rapides, qui mobilisent peu de personnel, sont de courte durée et ne nécessitent pas de séjour à l’unité des soins intensifs, sont favorisées. Cela se fait au détriment de celles plus lourdes, et parfois plus urgentes, qui monopolisent plus d’effectifs et requièrent plus de temps. […] La rareté des plateaux techniques dans certaines régions en déficit de personnel incite les chirurgiens à rechercher des établissements qui leur permettent de réaliser des interventions chirurgicales. Dans une spécialité en particulier, des médecins se résolvent à ne pas voir de patients en consultation dès lors qu’ils savent qu’ils ne pourront pas les opérer par la suite. En fin de compte, le patient est pénalisé. »
Le privé
« Si l’intention gouvernementale est de rendre le privé complémentaire au réseau public, en fait de perception à tout le moins, c’est loin d’être le cas. Souvent perçu comme un ennemi, le privé est minimalement un trouble-fête qui siphonne les meilleures ressources du réseau public et l’écrème. Les centres médicaux spécialisés (CMS), par exemple, soulagent le réseau privé d’un type de cas et permettent un traitement rapide et mesuré, mais le personnel requis provient du réseau public, qui à son tour en est privé pour procéder au traitement des cas plus lourds dans des délais raisonnables, ce qui vient gonfler les listes d’attente. Le fait que des CMS puissent aménager de nouveaux plateaux techniques pendant que ceux des hôpitaux sont fermés, faute de personnel, demeure une aberration au sens des gestionnaires et des médecins rencontrés. »