Alain Dubuc – La Presse
Une métaphore anglaise que l’on utilise souvent en français, « un éléphant dans la pièce », décrit un problème qui occupe tout l’espace, qui saute aux yeux, mais que l’on fait semblant de ne pas voir. Mais quelle métaphore utiliser quand l’énorme problème est vraiment invisible et qu’on n’est pas conscient de son existence ?
Il y a un éléphant invisible dans le budget du ministre Leitão, qui a un impact déterminant sur ses données financières, qui explique un grand nombre de ses mesures, qui affecte significativement l’évolution de l’économie. C’est le choc démographique.
Toutes les sociétés avancées ont un problème démographique, avec les effets combinés d’une baisse de la natalité et du vieillissement. Mais ces impacts sont beaucoup plus marqués au Québec qu’ailleurs.
Pourquoi ? En raison de nos habitudes de reproduction. Dans les années 50, les Québécois avaient l’un des taux natalité les plus élevés d’Occident. Dans les années 70, ils avaient l’un des plus bas. L’indice synthétique de fécondité est passé de 4,038 enfants par femme en 1954 à 1,42 en 1974. Le Québec était italien ; il est devenu japonais.
Ce double record a eu des conséquences. D’un côté, le poids du baby-boom est plus lourd au Québec, ce qui se fait sentir maintenant que cette génération arrive à l’âge de la retraite. De l’autre, le poids des générations qui suivent est proportionnellement moins important qu’ailleurs.
Le premier impact, sans doute le plus important, c’est qu’il y a plus de baby-boomers qui prennent leur retraite que de jeunes pour les remplacer.
La population en âge de travailler, les 15-64 ans, a donc commencé à baisser. Ce revirement historique s’est amorcé en juillet 2013. Cette baisse n’est pas spectaculaire : 25 600 travailleurs jusqu’ici. Mais pendant cette même période, le bassin de travailleurs a augmenté de 187 400 en Ontario et de 395 900 dans le reste du Canada.
On peut se réjouir du fait que cela réduise le taux de chômage. Mais cela affecte l’activité économique parce que la croissance dépend, entre autres, du nombre de personnes qui travaillent. À cause de ce facteur démographique, la croissance naturelle de l’économie québécoise, qui était de 2 % par année depuis deux décennies, passera à 1,6 % pour la période 2016-2020 et tombera à 1,2 % entre 2021 et 2025.
Cette croissance plus faible menace la prospérité et le niveau de vie. Elle aura aussi un impact sur les finances publiques. Selon les analyses de sensibilité du ministère des Finances, cela représente pour l’État une perte de revenus d’environ un quart de milliard par année, un manque à gagner cumulatif.
Une foule de mesures du budget tentent donc de compenser cette baisse du bassin de travailleurs.
Soit en augmentant le taux d’activité, la proportion des gens qui travaillent – retarder la retraite, mieux intégrer les immigrants, lutter contre le décrochage. Soit en s’assurant que chaque travailleur contribue davantage à la croissance – ça s’appelle la productivité – , en misant sur la formation, l’innovation, l’entrepreneuriat, l’investissement, l’appui aux secteurs de pointe. Des pans entiers de la politique éducative portent sur ce même objectif.
Mais le gouvernement est pris en sandwich. La démographie le prive de revenus, mais en plus, elle gonfle les dépenses, surtout en santé. Le vieillissement n’est pas le seul facteur – il y a l’inflation et les coûts de système, la technologie, l’augmentation de la population – , mais sur une croissance annuelle de 5,2 %, un point de pourcentage est dû au vieillissement, et contribue au fait que la santé menace la pérennité des finances publiques et occupe une part croissante des dépenses gouvernementales – 45,8 % il y a 10 ans, et 50 % maintenant.
On peut comprendre pourquoi. La proportion de la population qui a 65 ans et plus, de 6,8 % en 1971, a triplé depuis pour atteindre 18,5 % cette année et fera un autre bond pour se rendre à 26,3 % en 2040. Or, les dépenses de santé explosent avec l’âge – un peu moins de 5000 $ par année pour la cohorte des 60-64 ans à 25 000 $ pour les 85-89 ans.
La démographie a aussi des effets à long terme, notamment sur la dette, parce qu’il y aura moins de gens pour la soutenir et la rembourser.
On comptait 5,2 travailleurs pour chaque retraité en 2004. On est rendu à 3,6, et cette proportion passera à 2,4 en 2030. C’est ainsi que même si le poids global de la dette baisse progressivement, la dette par travailleur explosera, pour passer de 29 998 $ en 2010 à 42 715 $ en 2026. C’est un des facteurs qui pouvaient justifier les efforts pour assainir les finances publiques et s’attaquer à la dette maintenant, avant que le choc démographique rende la tâche beaucoup plus difficile.
Le Québec est donc condamné à une croissance nettement plus faible, avec toutes ses conséquences, à moins de déployer des tours de force pour compenser les effets de sa démographie. Mais pour y parvenir, il faudra être collectivement conscients du fait que nous avons un problème, un gros problème.