Alain Vadeboncoeur – Revue l’Actualité – 9 février 2018
Septembre 1986, j’ai 24 ans. Je mets timidement le pied au Service de chirurgie de Notre-Dame. Et je découvre vraiment, magnétisé, ce qu’est un hôpital. J’ai l’impression de me retrouver dans un organisme vivant, comme Jonas dans le ventre de la baleine. Je trouve enivrant de m’occuper des patients, de m’intégrer aux équipes de soins bourdonnantes et de baigner dans l’atmosphère fébrile des lieux. Ce début d’externat dans le feu de l’action chirurgicale me réconcilie même avec la médecine, qui m’était apparue jusque-là, vue des bancs de l’université, comme une discipline confuse, touffue et laborieuse.
Depuis, je n’ai jamais quitté l’hôpital. J’y pénètre bien sûr aujourd’hui avec un peu plus de sagesse et moins de cheveux qu’à l’époque, mais mon enthousiasme pour cet environnement ne s’est jamais tari. J’aime encore arpenter ses corridors, saluer tout le monde qui se démène au cœur de cette ruche humaine, y croiser collègues, connaissances ou patients et passer d’une civière ou d’une salle d’examen à l’autre. J’y ai aussi appris à peu près tout ce que je sais de la douleur, de la mort, de la guérison et même de la résurrection — parce qu’en salle de réanimation il s’en passe, parfois, des petits miracles.
Depuis quand peut-on prévoir l’imprévisible et prédire sur une si longue période l’évolution de la médecine ?
Ayant également été impliqué dans une foule de projets au fil des ans, j’ai fini par connaître un peu mieux son architecture, son ingénierie, son informatique, ses professions, son administration, ses budgets, ses technologies et chacune de ses unités de soins. Bref, tout ce qui entoure les patients afin de les soigner. J’en arrive toujours à ce constat : l’hôpital est, sinon un organisme vivant, comme j’en avais d’abord eu l’impression, du moins une organisation en perpétuelle transformation physique. Il s’adapte sans arrêt au développement de la médecine, intègre les nouvelles approches, s’ouvre aux voies novatrices et reçoit régulièrement les plus récents appareils. Chaque fois, au sein de l’hôpital, de petites révolutions s’opèrent, année après année.
Entre le moment où j’ai commencé mon cours de médecine, voilà 35 ans, et aujourd’hui, les soins se sont profondément transformés, sous l’influence de ces innovations variées et parfois surprenantes. De sorte qu’il est très difficile de prédire en quoi consistera la médecine en 2053, dans 35 ans, bien après que j’aurai pris ma retraite. Et de deviner comment seront réorganisés nos hôpitaux de demain pour en permettre la pratique.
Dans l’hôpital où je soigne les gens depuis 18 ans, j’ai été témoin d’améliorations importantes au centre de recherche, de la création du nouveau bloc opératoire, de réaménagements permettant d’accueillir les nouvelles technologies d’imagerie médicale (résonance magnétique, scan, médecine nucléaire) et d’intervention (hémodynamique, électrophysiologie), et surtout de la rénovation en profondeur de l’urgence, en 2003, pour laquelle je me suis donné à fond. D’ailleurs, nous travaillons déjà à une autre mutation, qui se concrétisera dans quelques années, comprenant la création de plusieurs unités de soins, d’une urgence entièrement repensée, selon les plus récents principes, d’un centre de formation moderne et d’un centre ambulatoire actualisé.
Bref, mon hôpital est aussi vivant qu’à ses débuts et c’est tant mieux. Mais il y a 10 ans, contre l’avis d’une foule d’experts, l’État a choisi de concevoir et de construire à Montréal deux hôpitaux universitaires majeurs selon l’approche alors en vogue (mais qui a perdu de son lustre depuis) des partenariats public-privé, ces fameux PPP. Un choix malheureux, qui compromettra la capacité d’évolution pour la durée de ce contrat d’une trentaine d’années, durant lequel les hôpitaux ne nous appartiennent pas vraiment. Or, dans un PPP, une transformation non prévue dans le volumineux contrat qui lie le locataire (nous) au propriétaire (le promoteur) fait l’objet de laborieuses discussions et engendre des coûts prohibitifs.
Depuis quand peut-on prévoir l’imprévisible et prédire sur une si longue période l’évolution de la médecine ? Des lieux d’innovation se verront donc freinés pour plusieurs décennies, parce que la souplesse requise se butera à l’immobilisme des PPP. Mais que pouvons-nous faire ? Sans aucun doute, reconsidérer ces partenariats, desquels les patients et la collectivité sortent perdants. Peut-être redevenir propriétaires de nos plus grands hôpitaux pour les garder vivants. Assurer leur avenir, qui est aussi le nôtre. Il aurait fallu y penser avant, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.