Marie-Michèle Sioui – Le Devoir – 10 mars 2018
Des médecins spécialistes gênés par la hausse de rémunération que Québec leur a consentie cherchent un moyen d’exprimer leur malaise — ou de renoncer à leur chèque —, mais s’estiment coincés par la situation hautement politique dans laquelle ils se sont retrouvés.
Ils sont quelques-uns jusqu’ici. Ils ont pris la parole dans des lettres ouvertes ou se sont confiés aux médias. Au Devoir, ils ont été une dizaine à déplorer le manque de fermeté du gouvernement dans les négociations avec la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), l’approche du ministre de la Santé, Gaétan Barrette, ou une hausse de rémunération « dont ils n’ont pas besoin ».
« Quand j’ai vu mon salaire augmenter de près de 100 % en deux ou trois ans, pendant que les salariés devaient se battre bec et ongles pour des hausses de 2 ou 3 %, j’ai senti le malaise. Le rattrapage, je veux bien. Mais tout le monde convient que le rattrapage est fait », a déclaré un médecin spécialiste.
Un autre a carrément évoqué le désir de renoncer à la hausse — de 11,2 % sur huit ans, en plus d’un montant non récurrent de 1,5 milliard de dollars —, sans pourtant savoir vers qui se tourner. « Où et comment se réunir ? Est-ce que la FMSQ serait vraiment à l’écoute ? Ils doivent se dire : “On sort d’une bataille épouvantable avec le ministre Barrette, qu’est-ce qui va arriver si vous nous désavouez en public ?” », a lancé ce médecin, soulignant que la FMSQ avait, en revanche, bien mené la bataille contre les projets de loi 20 et 130, pilotés par le ministre Barrette.
S’ils avaient l’assurance que l’argent qui leur est réservé pourrait servir à améliorer les soins — et non à « financer des baisses d’impôt » ou « aller dans le fonds consolidé » —, ils y renonceraient, ont-ils assuré. Leur malaise, ont-ils ajouté, se trouve encore plus exacerbé par la situation « d’épuisement » qui prévaut selon eux dans le milieu de la santé.
À l’instar de l’ex-ministre libéral Claude Castonguay, ces médecins spécialistes ont eu des mots durs envers le premier ministre, Philippe Couillard. « [Le gouvernement] a été beaucoup plus ferme avec d’autres groupes. Je ne suis pas sûr que le rapport de force faisait en sorte que le gouvernement n’avait pas le choix de consentir aux hausses », a confié un médecin spécialiste. « Tout le problème vient de 2007 », a ajouté un autre, en référence à l’année où Gaétan Barrette et Philippe Couillard, alors respectivement président de la FMSQ et ministre de la Santé, ont conclu une première entente prévoyant un rattrapage salarial pour les médecins. « Les dés étaient pipés, a ajouté ce médecin. C’est un méchant conflit d’intérêts. »
Vers qui se tourner ?
Au-delà du malaise qu’ils ressentent, tant les médecins que les associations les représentant ont admis être à la recherche de moyens pour se mobiliser et de canaux pour s’exprimer. « Vers qui se tourner ? Il y a probablement juste les médias », a laissé tomber un spécialiste.
Au sein même de la profession, la question divise. « [Il y a des membres et des non-membres] qui craignent différents types de représailles, même entre collègues. Il y a un sentiment d’esprit de corps qui risque d’être trahi. Il y a un sentiment de risque », a observé le pédiatre urgentiste Samir Shaheen-Hussain, de l’organisation Médecins québécois pour le régime public. « Je connais quelques (rares) confrères actifs qui sont également en désaccord avec les demandes excessives de la FMSQ, tandis que la majorité prétend mériter cette bonification sous prétexte qu’ils travaillent “fort” », a aussi écrit le chirurgien à la retraite Robert Chénier, dans une lettre qu’il a fait parvenir au Devoir.
Hugo Viens, de l’Association médicale du Québec (AMQ), a montré du doigt la mission des fédérations de médecins, qui consiste à « représenter les intérêts économiques et de pratique » des médecins. « Ce n’est pas [à eux] de voir à une meilleure organisation des soins de santé », a-t-il déclaré. Cette tâche doit plutôt revenir à une autre organisation, capable de mener des discussions dans un « esprit collégial et constructif », a-t-il plaidé. « Il n’y a pas de canaux organisés pour mobiliser le médecin ordinaire et ce ne sont pas les fédérations qui vont le faire », a ajouté Simon-Pierre Landry, du Regroupement des médecins omnipraticiens pour une médecine engagée (qui compte des médecins spécialistes parmi ses membres). « Je ne vois pas quelle organisation a ce pouvoir de traction sur les médecins », a-t-il admis.
Comme d’autres, les docteurs Viens et Landry n’ont pas été en mesure de dire si leur point de vue était marginal ou répandu. « Est-ce que la majorité des médecins sont une majorité silencieuse et ne parlent pas dans les circonstances actuelles ? » a demandé le premier. Dépourvu de réponses à sa question, il a dit souhaiter ouvrir un « canal de discussion ». Dans les syndicats contactés par Le Devoir, les avis étaient partagés. Certains ont dit avoir été interpellés par des membres souhaitant s’organiser pour mieux exprimer leur malaise, tandis que d’autres, non.
La FMSQ n’a pas souhaité commenter le dossier. Sa structure décisionnelle — une assemblée des délégués réunissant 130 personnes — a appuyé l’entente de principe intervenue avec le gouvernement dans une proportion de 99 %.