Patrick Lagacé – La Presse – 13 décembre 2017
Vous savez ce que c’est qu’une timbreuse, n’est-ce pas ?
C’est, comme son nom l’indique, une machine qui appose des timbres sur des enveloppes.
Toujours est-il que je veux aujourd’hui vous parler de la timbreuse de l’hôpital de Shawville.
Shawville, c’est dans la petite région rurale du Pontiac, dans l’ouest de l’Outaouais. À une heure de route de Gatineau, par la 148.
Donc, la timbreuse de l’hôpital de Shawville a disparu.
Je l’ai appris dans le rapport d’un organisme citoyen du nom de Santé Outaouais 2020 – qui s’est donné comme mission d’ausculter périodiquement le réseau de la santé de cette région – portant sur les effets de la réforme de la loi 10 qui ambitionne de simplifier l’accès aux services sur le plancher des vaches, dans le Pontiac, deux ans plus tard :
« L’hôpital de Shawville possédait auparavant sa propre timbreuse pour son courrier. Un jour, sans avertissement préalable, la timbreuse disparut. On apprend que le timbrage se fera dorénavant à Gatineau pour l’ensemble du territoire du CISSSO(1). Les installations du Pontiac doivent désormais transporter leur courrier à Gatineau pour y être timbré et posté ; une bonne partie du courrier revient ensuite dans le Pontiac. Inutile de dire que cette nouvelle pratique en fait sourciller plus d’un. »
Vous avez bien compris : l’hôpital de Shawville doit envoyer ses lettres à Gatineau pour qu’on y appose des timbres, depuis la réforme de la loi 10.
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Je vous parle aujourd’hui de la timbreuse de l’hôpital de Shawville avalée parce qu’elle symbolise comment, sous couvert de « simplifier », la loi 10 a souvent compliqué les choses.
Je parle de la timbreuse parce qu’avec les réformes de Gaétan Barrette depuis deux ans, les indicateurs qui permettraient de donner un son de cloche un tant soit peu dissident ont commencé à disparaître.
Un de ces contre-pouvoirs, le Commissaire à la santé et au bien-être (CSBE), a été aboli par le gouvernement. Depuis 10 ans, le CSBE offrait en toute indépendance des avis lucides sur ce qui ne marchait pas dans le réseau.
C’est par exemple le Commissaire à la santé et au bien-être qui a, en juin 2016, publié un rapport qui montrait que les urgences des hôpitaux québécois avaient les pires délais d’attente en Occident. Le genre d’éclairage qui anime le débat public. Le ministre Barrette a aboli le CSBE.
Mais revenons en Outaouais, où cet organisme citoyen du nom de Santé Outaouais 2020 a ainsi mandaté trois personnes pour ausculter le système de santé et de services sociaux du Pontiac. Michel Légère (ex-maire de Hull, ex-ombudsman de Gatineau), Paul-Émile Leblanc et Gilbert Langelier (ex-fonctionnaires fédéraux) ont donc fait plusieurs allers-retours entre Gatineau et le Pontiac, depuis mars, pour y interviewer des gens qui œuvrent ou qui ont œuvré dans le système ou dans sa périphérie. Le rapport est publié aujourd’hui.
Pourquoi ausculter le Pontiac ? Parce que lors d’une étude en 2013, Santé Outaouais 2020 avait remarqué que dans cette région, le système… fonctionnait bien !
Paul-Émile Leblanc : « C’était, avant la réforme, un système exemplaire, de proximité, fluide. »
Ce n’est plus le cas. Le titre du rapport dit tout : « La réforme Barrette et ses effets dans le Pontiac : un système exemplaire écorché ».
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La réforme a imposé une centralisation dont la timbreuse de l’hôpital de Shawville est devenue l’absurde symbole : presque tout passe désormais par Gatineau.
Une enseignante qui pouvait jadis contacter directement une travailleuse sociale pour épauler un enfant troublé doit maintenant composer le 8-1-1 et parler à une fonctionnaire à Gatineau, pour accéder au même service : « En situation de crise, l’école ne peut plus contacter directement le CLSC », lit-on dans le rapport.
Des patients qui recevaient des services dans le Pontiac doivent désormais faire comme les enveloppes de l’hôpital de Shawville qui ont besoin d’un timbre : aller à Gatineau, à une heure de route. Pour certains patients, ces deux heures de route et les coûts qui s’y rattachent sont une entrave à l’accès aux soins qui n’existait pas, pré-réforme.
En 20 ans, avant la réforme, seulement sept griefs avaient été déposés par des syndiqués, dans le Pontiac. Les problèmes se réglaient informellement et rapidement entre cadres et syndiqués, « parce que la proximité avec les décideurs facilitait le règlement des questions, peut-on lire dans le rapport. […] on réglait les problèmes avant le dépôt d’un grief ».
Aujourd’hui, la plupart des cadres ont été soit virés ou réaffectés à Gatineau. Ce qui se réglait informellement et rapidement doit faire l’objet d’une approbation à Gatineau, où il y a des fonctionnaires qui, au bout du fil, ne savent pas la distance entre Campbell’s Bay et Quyon.
Une intervenante d’un centre d’hébergement pour femmes violentées résume la lourdeur du système, depuis la réforme de la loi 10 de Barrette : « Ce qui aurait pris deux heures prend maintenant une journée. »
Je ne sais pas si les réformes de Gaétan Barrette fonctionnent, ou si elles vont fonctionner. Je lève un sourcil devant les doutes émis par nombre de personnes et d’organismes, qui ne peuvent pas toutes et tous être des caves à temps plein, comme aime le sous-entendre le ministre.
Je suis également convaincu que l’effet de ces réformes ne se mesurera qu’à long terme, et aucun des tweets commodément triomphalistes du ministre sur le succès de ses propres réformes ne pourra me convaincre du contraire.
Je pense aussi que pour évaluer le succès des réformes de Gaétan Barrette, il faut des mesures d’évaluation indépendantes de la grosse patte du ministre.
Par exemple, le Commissaire à la santé et au bien-être, avec son budget de 2,7 millions (sur 34 milliards), était superbement bien placé pour le faire. Le ministre a choisi d’abolir le CSBE, fidèle à sa politique face à ses critiques, politique qui consiste à – je vais le citer dans une dispute passée avec un collègue médecin – « poignarder dans la face jusqu’à ce qu’il meure ». Le Commissaire est en phase terminale.
Je vous ai parlé aujourd’hui du rapport Santé Outaouais 2020 parce que, justement, c’est ce dont le réseau a besoin : de sons de cloche indépendants de ceux du ministre.
Et parce que la démocratie, c’est le jeu des contre-pouvoirs. Pas de contre-pouvoirs, pas de démocratie. Ce sont ces contre-pouvoirs que Gaétan Barrette s’est appliqué à tuer, ces dernières années.