La RAMQ poursuit deux médecins pour 821 000 $

La RAMQ veut faire payer des médecins – La Presse+

Un recours inusité qui découle de dépenses engendrées à la suite d’une erreur médicale

La Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) se lance dans une bataille juridique inusitée contre des médecins, a appris La Presse : elle exige qu’ils paient personnellement les 821 000 $ qu’a coûté au système public une patiente devenue paraplégique parce qu’on avait trop tardé à l’opérer.

Plusieurs sources du milieu médical jointes hier disaient n’avoir jamais vu un tel recours. En mai dernier, dans un témoignage en commission parlementaire, l’avocat spécialisé en droit médical Jean-Pierre Ménard affirmait que la RAMQ n’avait jamais entamé une seule poursuite de ce genre depuis sa fondation en 1970, même si elle avait le pouvoir de le faire.

En se basant sur son expérience du milieu, l’avocat estimait que les coûts engendrés par les erreurs médicales et assumés par le système de santé représentent « plusieurs dizaines de millions de dollars, sinon de centaines des millions de dollars, par année » et que la RAMQ devrait poursuivre les personnes responsables des erreurs pour se faire dédommager.

C’est ce que l’organisme a finalement décidé de faire, lundi dernier.

Une infection rare et insidieuse

La Presse a obtenu copie d’une poursuite de 821 000 $ déposée par la RAMQ contre la médecin omnipraticienne Mance Luneau et le chirurgien orthopédiste Ghassan Boubez, en raison de « fautes » dans le traitement d’une dame aujourd’hui décédée.

L’affaire remonte au 7 décembre 2009. Lori Guay, une mère de famille de 47 ans, commence à ressentir des douleurs au cou et au dos. Elle fait de la fièvre, ses mains sont engourdies et ses jambes sont envahies par une sensation étrange. Une ambulance l’emmène à l’Hôpital de la Cité-de-la-Santé de Laval, où elle est sous la responsabilité de la Dre Mance Luneau.

Les médecins soupçonnent un abcès péridural, une infection purulente dans la colonne vertébrale qui est « rare, insidieuse et potentiellement catastrophique », selon l’Association canadienne de protection médicale.

L’état de la patiente se dégrade rapidement. Elle commence à ressentir des douleurs intenses dans tout le corps et des sensations de chocs électriques.

« Malgré l’état de la patiente et la crainte d’un abcès péridural, la défenderesse Dre Luneau n’a vu Mme Guay pour la première fois que près de 24 heures après son arrivée dans son département. »

— Extrait de la poursuite de la RAMQ

La patiente doit être transférée à l’hôpital Notre-Dame pour être opérée par un spécialiste, le DGhassan Boubez. Avant son transfert, elle commence à perdre la sensibilité de ses bras et n’arrive même plus à bouger ses jambes. Selon la RAMQ, la Dre Luneau ne revient pourtant pas la voir.

Arrivée à l’hôpital Notre-Dame avec la mention « urgence spéciale pour DBoubez », Mme Guay devra attendre encore 12 heures avant d’être vue par le spécialiste, qui ne l’opère pas tout de suite. La fièvre de la quadragénaire atteint 38,8 degrés. Elle va si mal que le personnel doit l’intuber.

« Ce n’est finalement que le 12 décembre en fin de soirée que Mme Guay fut opérée par DBoubez, soit plus de 72 heures après que le diagnostic de compression de la moelle a été posé », précise la poursuite.

Des séquelles pour la vie

La patiente gardera des séquelles permanentes que la RAMQ attribue directement au « retard entraîné par les manquements des défendeurs » : paraplégie complète des jambes ainsi que limitations sévères des capacités des membres supérieurs et du tronc. Elle devra séjourner longuement en centre de réadaptation et à l’hôpital et sera traitée pour d’autres infections et problèmes respiratoires connexes. Elle devra même aller vivre dans un CHSLD jusqu’à son décès, en 2013.

La RAMQ a été mise au courant de toute l’affaire en mars 2014 par le cabinet de l’avocat Jean-Pierre Ménard, qui avait entrepris un recours civil contre les médecins et les établissements impliqués au nom de Mme Guay, puis de ses héritiers, après son décès. L’affaire s’est réglée par un accord confidentiel à l’amiable.

Mais la RAMQ, de son côté, avait eu le temps de sortir sa calculatrice et de commencer à additionner. Elle a estimé que le système public a dû débourser 77 000 $ en soins médicaux et 744 000 $ en services divers pour prendre en charge Mme Guay et les conséquences de son infection traitée tardivement. Elle a demandé aux médecins de payer les 821 000 $, sans succès. La semaine dernière, elle a demandé à la cour de leur forcer la main. Si le juge lui donne raison, c’est l’assureur des médecins qui déboursera les fonds, mais l’affaire pourrait avoir une incidence sur les primes d’assurance de toute la profession.

La RAMQ n’a pas rappelé La Presse hier. Les représentants des deux fédérations de médecins du Québec, qui n’étaient pas au courant de l’affaire, ont préféré se renseigner avant de commenter.

Un pouvoir jamais utilisé

« Depuis sa fondation, en 1970, la RAMQ n’a jamais poursuivi de tiers responsables relativement à des coûts de soins médicaux qu’elle a dû assumer en raison de la faute d’un tiers. La Régie explique cette situation par une volonté d’éviter la judiciarisation. Le problème, c’est qu’en avisant l’ensemble des assureurs qu’elle n’utilisera jamais les 12 recours au système judiciaire, la Régie se prive d’un instrument précieux de négociation et s’enlève tout rapport de force favorable pour discuter avec les assureurs. Les assureurs, bien au fait que la RAMQ n’exercera jamais aucun recours contre eux, règlent souvent, lorsque la RAMQ leur présente une réclamation, pour des sommes dérisoires. »

— Extrait du mémoire de Me Jean-Pierre Ménard déposé à la Commission de la santé et des services sociaux l’an dernier

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