Voici le visage des soins infirmiers

Patrick Lagacé – La Presse – 31 janvier 2018

Lundi matin, Émilie Ricard est rentrée du boulot, au bout du rouleau. Elle est infirmière en CHSLD en Estrie. Elle a décidé de se confier à Facebook, en commençant par une citation du ministre de la Santé.

« La réforme du système de la santé est un succès. »

— Gaétan Barrette

Voici le visage des soins infirmiers.
Hey mon p’tit Docteur. Je sais pas où tu puises tes informations, mais c’est sûrement pas dans la réalité…

Pour avoir accès au reste du texte, il fallait appuyer sur « Plus » et sous ce « Plus », en gros plan, le visage d’Émilie était le visage évoqué dans la première ligne de son texte : un visage défait par les larmes.

Dans son texte, Émilie se disait « vidée, exténuée », après une « nuit à se démener comme une folle » parce qu’elle est seule pour couvrir entre 70 et 76 patients, avec une infirmière auxiliaire et deux préposées aux bénéficiaires. Elle raconte la lourdeur des tâches, le caractère délicat des interventions et le spectre, très large, des maux qui affligent ses patients.

« Je pars de mon quart la tête pleine car j’ai laissé le patient dans un état instable, écrit-elle au sujet de l’un d’eux, et que je n’ai pas pu faire toutes mes tâches. »

Émilie part la tête pleine. Et plusieurs de ses patients ont la couche pleine : pas eu le temps de les changer pendant la nuit…

Elle raconte le quotidien de beaucoup d’infirmières au Québec, un quotidien qui en pousse certaines à faire des actions d’éclat que vous voyez peut-être passer, ces jours-ci : je pense notamment à ce sit-in à la Cité-de-la-Santé, pour protester contre le TSO – le fameux « temps supplémentaire obligatoire ». C’est un exemple parmi plusieurs.

Après avoir écrit et pleuré, Émilie s’est donc assoupie d’un sommeil un peu tourmenté. « Sur le coup, m’a-t-elle expliqué hier soir dans une entrevue téléphonique, j’ai publié sans trop penser à la force de Facebook. »

À son réveil, peu après, son cri du cœur avait déjà été partagé 300 fois.

Et au moment d’écrire ces lignes, hier soir, la viralité de son statut était plus intense qu’une épidémie de gastro en CPE : 41 744 partages, 28 000 mentions « J’aime ».

***

Émilie a un peu paniqué, en constatant que son statut prenait en feu.

« Je me suis dit : “Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je viens de faire ? Est-ce une erreur ?” Je ne voulais pas que mon employeur se sente attaqué. Je ne l’attaquais pas. C’est pas de sa faute. Le problème est à grande échelle, il est provincial. Je me suis dit : “Si mon employeur se sent attaqué, je suis dans le trouble…” Y a une petite peur qui m’a saisie, je dois dire. »

Les partages se multipliaient, les « J’aime » aussi, ainsi que les messages d’appui dans sa messagerie. Émilie Ricard a contacté Sophie Séguin, présidente locale de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec.

« Je pense, lui a dit Émilie, que je viens de larguer une bombe.

— Je le pense aussi, lui a répondu Sophie Séguin. Mais c’est correct, on en avait besoin. »

Émilie Ricard a une toute petite voix et n’a pas de fibre militante : quand elle a appelé son syndicat, lundi matin, c’était son premier véritable contact avec son syndicat. Elle a 24 ans. Infirmière, c’est sa vocation. Dans les premiers stages, au cégep, là où d’autres découvrent que ce métier n’est pas pour eux, Émilie a plutôt attrapé le virus.

« J’ai tout de suite vu que c’était pour moi. C’est… »

L’infirmière aux cheveux roses cherche ses mots. Me dit qu’elle est sous le choc de tout l’intérêt suscité par son texte, qu’elle n’est pas habituée à parler comme ça à un journaliste… Elle trouve les mots :

« … c’est ultra-gratifiant, d’aider les patients, malgré tout ce qu’on peut dire sur le côté difficile du métier. Ça donne un sens à ce qu’on fait. C’est spécial, la relation avec un patient. »

Elle est infirmière depuis trois ans. A déménagé de la Mauricie à l’Estrie pour avoir un poste à temps plein. Elle travaille de nuit, par choix.

« Songeais-tu à écrire ce texte depuis longtemps ?

— Non. Je n’écris pas des textes comme ça, d’habitude. J’ai décidé d’écrire après une nuit où j’étais dépassée par la tâche. Mais je pensais jamais que ce serait partagé comme ça, je pensais que ma grand-mère et ma tante le liraient… »

Si des milliers de gens ont lu et partagé son texte, croit-elle, c’est parce qu’elle a « mis des mots sur des sentiments de beaucoup de personnes » dans le réseau de la santé et des services sociaux.

« Étais-tu surprise de pleurer en écrivant ton texte ?

— Non. Ce n’était pas la première fois que je rentrais à la maison en pleurant. C’est ça, le visage des soins infirmiers : on est à bout de souffle. On est plein à finir dans cet état… »

Je répète qu’Émilie Ricard n’a que 24 ans, trois ans d’expérience à peine. Infirmière, c’est sa vocation. Elle commence sa carrière. Mais déjà, elle se sent au bout du rouleau, comme beaucoup d’autres artisans du réseau.

« Je suis triste de penser à me réorienter… Pour faire quoi ? Je sais rien faire d’autre. J’ai des émotions contradictoires : je suis déchirée entre l’amour que j’ai pour mon travail et l’amour que j’ai pour ma personne, pour ma santé. »

***

Les gestionnaires du réseau, de Gatineau à Gaspé, ont une sainte horreur des sorties publiques de leurs employés, des cris du cœur comme celui lancé par Émilie Ricard.

D’où les constants rappels, subtils ou pas, que les employés sont tenus à un devoir de loyauté face à leur employeur…

Ce fameux « devoir de loyauté » est dans le Code civil. Mon expérience du monde de l’éducation est claire : ce devoir de loyauté est utilisé comme matraque par les commissions scolaires pour faire taire les profs qui pourraient être tentés de faire des sorties publiques – sur les médias sociaux ou dans les médias – pour dénoncer les ratés du système.

Il ne faut pas être un fin limier pour comprendre pourquoi les gestionnaires du réseau ont peur de cris du cœur comme celui qu’a lancé Émilie Ricard : parce que mis bout à bout, ils dessinent quelque chose comme la vérité…

Et que les témoignages bruts des salariés épuisés, c’est mille fois plus efficace qu’une conférence de presse syndicale, 41 000 fois plus efficace, même.

Le système gère des problèmes. C’est vrai partout dans les structures de l’État. Si le problème n’est pas nommé, montré et démontré…

Il n’existe pas.

Ou en tout cas, il est plus facile à nier.

Voyez nos belles statistiques, dira le gestionnaire ; les choses vont tellement mieux, dira le ministre…

Émilie Ricard espère ne pas être sanctionnée pour son cri du cœur. Son syndicat lui a dit que ce ne serait probablement pas le cas. On verra. Ce serait un scandale si elle l’était.

***

En sourdine, le bébé de 14 mois d’Émilie fait des siennes. C’est l’heure du souper. Avant de la laisser aller, je demande à la jeune infirmière ce qu’elle espère, pour la suite des choses.

Émilie Ricard réfléchit, s’excuse encore de ne pas trouver les mots rapidement, les choses sont allées si vite, répète-t-elle…

« J’ai ouvert une porte, je pense. Une porte pour que les professionnels du réseau s’expriment. J’espère que ceux qui m’ont exprimé leur appui en privé vont parler publiquement, pour qu’on brise le silence. Je sais que ça prend du courage, mais je leur dis que la population est prête à nous écouter. »

Je finis d’écrire cette chronique et le statut d’Émilie Ricard en est rendu à 42 198 partages, soit 454 partages de plus que quand je l’ai commencée.

On dirait bien que les Québécois, en effet, ont le goût d’écouter les témoignages de ceux qui tiennent le réseau à bout de bras.

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