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Je voulais sortir de mon corps

Le jeudi 2 février, on a appris que le gouvernement fédéral avait décidé de reporter la date d’accès de l’aide médicale à mourir pour seul motif de maladie mentale d’un an⁠1, soit au 17 mars 2024. Le ministre fédéral de la justice, David Lametti, a dit : « Nous reconnaissons que certains Canadiens puissent être frustrés et déçus de la prolongation [du délai]. »

GEORGIA VRAKAS, LA PRESSE

Je peux vous affirmer qu’il y a au moins une Canadienne vivant avec une maladie grave et persistante qui en est soulagée. Et je ne suis pas la seule. Je dois dire que je déplore le peu de place qu’on accorde aux voix des personnes vivant avec des maladies mentales dans les reportages sur l’aide médicale à mourir (AMM), peu importe leur opinion face à ce sujet. On entend surtout des médecins, psychiatres, avocats et des politiciens. C’est nécessaire, oui, mais qu’en est-il des personnes directement touchées par cette loi ?

Je suis une de ces personnes. Je suis psychologue clinicienne et professeure d’université. Mes domaines d’expertise sont la santé mentale et la prévention du suicide. Et je vis avec une maladie mentale grave depuis au moins les 23 dernières années, sinon plus. J’ai su seulement en mai 2021 que j’ai un trouble bipolaire. Avant cela, les médecins m’avaient tous et toutes diagnostiqué un trouble dépressif majeur récurrent. Vous savez, le trouble bipolaire type II est très difficile à diagnostiquer.

Étant donné que je n’avais pas le bon diagnostic, je n’avais pas reçu le bon traitement. Pendant 21 ans.

Pendant 21 ans, j’ai vécu des moments de souffrance si intenses qu’il n’y a pas de mot suffisamment fort pour la décrire. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, car je respectais les traitements prescrits à la lettre, les médicaments, la psychothérapie, les groupes de soutien et plus tard des groupes d’autogestion de la dépression et de l’estime de soi. J’ai tout fait. Mais la dépression revenait me voir régulièrement.

La dernière fois, en mars-avril 2021, je n’en étais plus capable. J’étais seule chez moi. Je pleurais de tristesse et de rage couchée par terre dans ma chambre. Je sanglotais, je hurlais sur mon plancher de bois franc. Ce n’était pas beau à vivre ni à voir. Que les voisins m’entendent m’importait peu. J’avais mal, je voulais sortir de mon corps. Ce mal, il est à la fois psychologique et physique. Je voulais qu’il cesse là, maintenant. Je voulais mourir pour que la souffrance arrête. J’étais suicidaire.

Si l’AMM pour la maladie mentale avait existé à cette époque, non seulement j’aurais dit oui, mais j’aurais été jugée admissible à celle-ci. Mais elle ne l’était pas.

J’ai appelé le centre de prévention du suicide, ma médecin de famille. On m’a trouvé une psychiatre, le bon diagnostic a été posé et le bon traitement a débuté en mai 2021. Tout n’est pas rose bonbon dans ma vie depuis, mais je suis en vie, je me reconstruis lentement avec des hauts (moins hauts) et des bas (moins bas).

Et me voilà aujourd’hui en train d’écrire ce texte pour essayer de faire comprendre, encore une fois, à notre gouvernement fédéral que de permettre l’accès à l’AMM avec pour seul motif la maladie mentale serait de faciliter l’accès au suicide aux personnes vulnérables, des personnes comme moi. C’est en fait une forme de suicide sanctionnée par l’État. Le ministre Lametti a lui-même dit que c’est une espèce de suicide (a species of suicide).

Le suicide. L’éléphant dans la pièce. Pourquoi est-ce que je dis cela ? Parce qu’à ce jour, il n’existe aucun outil, aucune méthode, aucune entrevue ni de test validés empiriquement nous permettant de différencier la souffrance d’une personne vivant avec une maladie mentale qui veut mourir par suicide de celle d’une personne vivant avec une maladie mentale qui veut mourir par l’aide médicale à mourir. Rappelons-nous que 90 % des personnes qui meurent par suicide ont une maladie mentale⁠2. C’est énorme. Où donc tracer la ligne entre suicide et aide médicale à mourir pour les personnes vivant avec une maladie mentale ? Peu importe l’encadrement et les mesures de sécurité mis en place, on ne peut pas tracer une ligne qui n’existe pas.

Le 5 février commençait la 33e Semaine de prévention du suicide⁠3 avec comme thème : Mieux vaut prévenir que mourir. J’adore ce slogan. Je le trouve très parlant. Je pense que le gouvernement fédéral devrait s’en inspirer et réfléchir aux moyens à mettre en place pour réellement diminuer la souffrance des personnes vivant avec une maladie mentale. Parce que l’aide médicale à mourir ou – dans les mots du ministre Lametti – une espèce de suicide n’est pas une option.

Source: La Presse

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